La semaine est longue. Très longue.
Le *%@& de CD que j'attends au bureau n'arrive pas et mes demandes répétées de confirmation de l'envoi demeurent sans réponses. J'ai bien reçu un message par courriel la semaine dernière me disant qu'une erreur mineure de système avait retardé le processus (oui, ils m'ont sorti celle-là) mais que la commande était en traitement.
Ok, mais encore? Détails, svp. En traitement, la commande a été reçue? En traitement, le CD reste à être gravé avant l'expédition? Ou en traitement, le CD a été envoyé? Est-ce que la demande est entre les mains du support client de la division formation, pour être ensuite redirigée au service vente et marketing de la division du même nom, pour être ensuite passée à la division produits et services (département marchandise promotionnelle et éducationnelle), pour être finalement placée sous la responsabilité du département de manutention et d'expédition de la division logistique (une fois que le département de facturation de la division finance aura traité le dossier, diligemment il va sans dire).
Ah oui, j'oubliais, dans le courriel, on m'invitait à les contacter à leur numéro sans frais, pour demander l'assistance d'un représentant, en cas de délai.
J'ai appelé vendredi dernier. Je suis tombé sur une boîte vocale (ok, vous pouvez rire) où on me demandait de laisser mes coordonnées après avoir décrit le problème auquel je suis confronté (qui est, en gros, que j'ai affaire à une compagnie de minables) et qu'on me contacterais.
Quatre jours (ouvrables) plus tard, on ne m'a toujours pas contacté (ok, vous pouvez pleurer).
Ça s'appelle, mesdames et messieurs, l'approche client. Je ne sais pas où, ni quand, ni par qui le concept a été inventé. J'imagine seulement comment ça s'est passé.
Un jour, des spécialistes en marketing ont été conviés à une réunion. Très important les réunions, c'est l'endroit où on peut utiliser un ordre du jour (ooooh, un ordre du jour, répétèrent-ils à l'unisson, visiblement impressionnés) avec une section varia (oooooh, varia, répétèrent-ils, la voix empreinte de respect).
Enfin bref, la réunion était dirigée par Bob (appellons-le Bob, afin de protéger son identité), grand gourou du marketing, consultant et conférencier vedette, auteur de livres à succès, probablement sociologue à ses heures et amis de quatre ex-présidents américains, une grosse légume, quoi! Bob avait replié ses manches de chemise, il savait qu'il apportait la bonne nouvelle à ses disciples et il n'avait pas peur de se placer au niveau du prolétaire, dont il illuminerait la drabe existence avec son nouveau concept.
Bob avait apporté sur son portable une présentation Powerpoint qui servirait à appuyer ses dires. Segments de marchés, statistiques et études produites par des universitaires, satisfaction du consommateur étirée le long des axes X et Y, faisabilité, implémentation, retour sur investissement, tout y était. Bob avait vécu l'organisation scientifique du travail, la qualité totale, la réingénierie des processus et j'en passe. Le dernier modèle, le fin du fin, serait appliqué sur la clientèle cible, le quidam qui se trouvait tout en bas de la chaîne alimentaire. Après avoir tout tenté pour maximiser les retombées du système de l'offre et de la demande, pour optimiser le cycle éternel production-consommation, on allait finalement travailler en aval, sur le bénéficiaire ultime de cette extraordinaire machine à produire des biens et services, j'ai nommé le troupeau. Bob était bien préparé. Il fut redoutablement concis (pour les besoins de cette histoire, en tout cas).
- Le client n'est pas satisfait. Pourquoi?
Les réponses ne se firent pas attendre.
- La qualité de nos produits laisse à désirer.
- Nos services sont minables.
- Nos prix sont trop élevés.
Bob balança doucement le menton en signe d'approbation. Ok, ça commence bien, pensa-t-il.
- Et que fait-on pour corriger la situation.
À nouveau, les réponses furent rapides.
- On augmente la qualité de nos produits.
- On offre plus de services.
- On diminue les prix.
Bob les regarda silencieusement. Il éprouvait beaucoup d'affection pour eux. Mais Dieu qu'ils étaient cons.
- Non.
- Mais vous venez de dire que le client n'était pas satisfait. Il faut régler son problème.
Sans le savoir, celui-là touchait le noeud de l'affaire.
- Et bien, si le client a un problème, c'est au niveau du client qu'il faut travailler.
Tous se regardèrent, perplexes.
- On va adopter l'approche client.
...?
- On va dire au client que sa satisfaction est notre première priorité, notre raison d'être. On va lui dire qu'il pourra nous laisser savoir lorsqu'il ne sera pas content.
- On va lui dire qu'il peut nous contacter?
- Oui. Par une ligne téléphonique sans frais, par exemple.
- Ça va nous coûter cher d'investir dans un service de support téléphonique.
Quels cloches! Il ne comprenaient vraiment rien.
- Minimalement. On ne va pas leur dire qu'il pourront nous parler, seulement qu'ils pourront essayer.
- Mais il va falloir leur répondre?
- T'es fou! Ça, ça coûte cher! Les boîtes vocales ont pas été inventées pour rien.
- Aaahhh, s'exclamèrent-ils, soulagés.
- Mais on travaillera également sur une dynamique de renforcement cognitif positif, pas seulement à partir d'un feedback psycho-sensoriel négatif.
Oooh, c'était technique en diable cette affaire là! Heureusement pour eux, Bob savait vulgariser. Il était lui-même un être très vulgaire, plus qu'il ne s'en doutait en fait. Il leur exposa des exemples très concrets de ce qu'il voulait dire.
- On pourra procéder par sondage. Soit au téléphone, soit en personne.
- Quel genre de sondage?
- Dans le monde du commerce au détail, par exemple, on pose des questions faciles au client, à sa sortie. Est-ce qu'il a bien identifié la porte d'entrée à son arrivée, est-ce qu'il a bien entendu la musique diffusée dans le magasin, est-ce qu'il a réussi à repérer un commis dans les cinq premières heures de ses emplettes, etc. Puis, on lui soumet un choix de réponses visant à évaluer son taux de satisfaction : satisfait, très satisfait, extrèmement satisfait, sublimement satisfait ou catatonique tellement la satisfaction a saturé son système nerveux.
- C'est génial! Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre?
- Sur les boîtes de biscuits soda, on écrit "37% plus de saveur".
- Quoi d'autre?
- Pour les cotes d'écoute à la radio, on dit que notre station à la plus forte augmentation d'auditeurs dans le marché des 24 à 33 ans et demi de la région de la couronne urbaine métropolitaine, durant la première demi-heure de l'heure de pointe, entre mars et juillet, tous les mardis où c'est la pleine lune.
- Super! Quoi encore?
- Avec nos produits, on offre des porte-clés, des jouets en plastique et des gratteux qui permettent de gagner d'autres gratteux.
Ils commençaient à allumer sur le concept de l'approche client. Ils s'enthousiasmaient pour cette idée, au point d'en oublier à quel point ils étaient impatients de passer à l'étape varia. Bob reprit de plus belle.
- Le client est pas satisfait? Et bien, on va lui dire qu'il est satisfait parce qu'on s'arrange pour le satisfaire. À force de se le faire dire, il va le comprendre. Tout est dans la perception. À chaque fois qu'il ne sera pas content, on lui dira qu'on va le rendre content.
- En s'occupant de lui?
Celui-là était vraiment bouché.
- Non. En lui disant qu'on s'occupe de lui. Si on s'en occupe, on aura pas de temps pour lui DIRE qu'on s'occupe de lui et c'est ÇA qui est important.
Les murmures d'approbation indiquèrent à Bob qu'il avait fait mouche.
Ce jour là, Bob sortit de la réunion avec la satisfaction d'avoir semé la graine d'une révolution qui permettrait aux entreprises d'afficher des taux exceptionnels de satisfaction de leurs clientèles.
Et les clients, ils sont réellement satisfaits, vous demandez?
Mais ça peut pas faire autrement, on arrête pas de leur dire ad nauseam!
Z'AVEZ RIEN COMPRIS À LA RÉUNION, BORDEL!!!
Bon, allez en paix. J'espère que vous avez apprécié ce merveilleux conte de Noël.
Si vous n'êtes pas satisfait, faites-le moi savoir au 1-800-WHO-CARES.