Tranche de vie
Ouais, bon, journée ordinaire. Tout avait pourtant bien commencé.
Ce matin, j'ai eu droit à un spectacle magnifique de Mère Nature, qui nous a montré avec quel aplomb elle pouvait se manifester. Je venais d'arriver à mon bureau (enfin, chez le client) quand le ciel s'est couvert à l'horizon, de l'ouest au nord. On est au 10ème étage d'un édifice situé dans la partie est de l'île de Montréal, avec vue vers le centre-ville et le Mont-Royal. Et c'est là qu'on voyait cette mince bande de nuages noirs avançant lentement dans notre direction, telle une vague de suie roulant et englobant tout devant elle.
Progressivement, c'est le centre-ville qui perdait de sa netteté et de sa luminosité. Ensuite le Mont-Royal. Leurs formes de moins en moins précises, comme dans une photo sous-exposée et sans contraste. Comme englouties dans cette suie étouffante. Partout des éclairs qui lézardaient la noirceur. Suivis de peu par des coups de tonnerre. Sourds et graves. Pas comme dans les films. Jamais comme dans les films, qui ne les rendent pas adéquatement. La lumière ambiante reculait et bien qu'il était tôt le matin, on avait l'impression d'assister à la tombée du jour en accéléré, un soir d'automne pluvieux. Et puis la noirceur nous a atteint et nous a englobés. La pluie tombait déjà doucement depuis quelques minutes mais là, les traits formés par les gouttes tombant en biais sur les vitres se sont étirés. L'intensité avec laquelle la pluie frappait le verre avait capté l'attention des rares employés qui étaient déjà dans leurs cubicules et on a aussitôt vu des têtes se lever une après l'autre au-dessus des panneaux insonorisants.
Après quelques minutes de pluie intense, un filet de lumière bleue-blanche s'est formé à l'horizon, à l'endroit même où la noirceur était venue. Petit à petit, les silhouettes des tours à bureaux du centre-ville sont réapparues. Puis les toits plats des maisons et des commerces des environs se sont mis à réfléchir le ciel dans leurs flaques d'eau.
On pouvait entendre les mêmes expressions de la bouche des nouveaux arrivants, qui avaient été coincés par la pluie dans leurs voitures. "Impressionnant", "un déluge", "l'enfer". De haut de mon 10ème étage, je n'avais pas vécu l'orage comme un spectacle dantesque. Simplement comme un rappel contenu de la puissance des éléments. Nous sommes là, assoupis, nous nous réveillons et nous tempêtons, et nous nous calmons. Jusqu'à la prochaine fois. Rien à voir avec les catastrophes vécus sous d'autres latitudes. Seulement une démonstration efficace. Inéluctable et nécessaire.
Une autre journée où on n'aura pas à arroser le jardin me suis-je dit.
.....
Et puis la journée de travail s'est terminée de façon un peu moche. D'abord, c'était la dernière journée d'un mandat qui s'est terminé prématurément pour cause de restrictions budgétaires. À ma sortie, j'attendais l'autobus qui me ramènerait chez moi. La journée étant un jour de congé pour bien des gens, je suppose qu'un service réduit pouvait expliquer l'attente un peu longue. L'autobus s'est finalement pointé, venant de l'ouest. Suivi immédiatement d'un autre autobus, comme c'est souvent le cas sur cette ligne, même lors du service régulier. Ça m'embêtait de quitter ce client. L'endroit était agréable et près de chez moi. J'avais déjà la déprime quand j'ai embarqué dans le véhicule. Je pensais au prochain client, un mandat que je préfèrerais ne pas faire.
En présentant ma carte de transport au chauffeur, j'aperçois sur le tableau de bord un autocollant jaune vif sur lequel on peut lire "Ce véhicule est muni d'un système de freinage". Chouette, j'ai pensé, les ingénieurs ont fait du bon boulot, ils ont vraiment pensé à tout!
Deux arrêts plus loin, au centre commercial, on nous fait tous descendre en nous demandant de prendre un autobus qui était déjà là et qui attendait. Même routine pour l'autre autobus, celui qui suivait le mien. On se retrouve dans un bus bondé, sans vraiment connaître la raison de ces transferts.
Avant de démarrer, notre chauffeur s'applique à expliquer à une jeune fille que la boîte de paiement nouvellement installée sera elle-même éventuellement remplacée par un lecteur de cartes à puce qui détectera automatiquement les cartes des voyageurs. Même à travers les sacs à main! "Ah, ouein?" de s'enquérir la jeune fille, impressionnée comme c'est pas permis. Hochement affirmatif du chauffeur. La jeune fille glousse à nouveau, avec un enthousiasme hors du commun. "J'ai hâte, j'ai vraiment hâte!" s'empresse-t-elle de dire. Le jeune homme qui est assis face à elle ajoute "Je pense que ça va être fabriqué par la compagnie AGS". Whatever.
J'essaie de lire mon livre mais il y a peu de place, tout ce beau monde est bien serré. Je prête une oreille attentive aux conversations. Tout ce que j'arrive à entendre, c'est une fille qui parle du passage d'une personnalité de la scène artistique locale (que je n'arrive pas à identifier) à une émission de télé. "C't'un hostie d'cave, un vrai hostie d'cave j'te dis!" qu'elle répète trois fois. "Y'avais fuck all à dire, un crisse de cave. Y'aurait été aussi ben de pas aller là."
Je constate que l'arrêt suivant est le mien. Pas fâché d'être arrivé.
Ce matin, j'ai eu droit à un spectacle magnifique de Mère Nature, qui nous a montré avec quel aplomb elle pouvait se manifester. Je venais d'arriver à mon bureau (enfin, chez le client) quand le ciel s'est couvert à l'horizon, de l'ouest au nord. On est au 10ème étage d'un édifice situé dans la partie est de l'île de Montréal, avec vue vers le centre-ville et le Mont-Royal. Et c'est là qu'on voyait cette mince bande de nuages noirs avançant lentement dans notre direction, telle une vague de suie roulant et englobant tout devant elle.
Progressivement, c'est le centre-ville qui perdait de sa netteté et de sa luminosité. Ensuite le Mont-Royal. Leurs formes de moins en moins précises, comme dans une photo sous-exposée et sans contraste. Comme englouties dans cette suie étouffante. Partout des éclairs qui lézardaient la noirceur. Suivis de peu par des coups de tonnerre. Sourds et graves. Pas comme dans les films. Jamais comme dans les films, qui ne les rendent pas adéquatement. La lumière ambiante reculait et bien qu'il était tôt le matin, on avait l'impression d'assister à la tombée du jour en accéléré, un soir d'automne pluvieux. Et puis la noirceur nous a atteint et nous a englobés. La pluie tombait déjà doucement depuis quelques minutes mais là, les traits formés par les gouttes tombant en biais sur les vitres se sont étirés. L'intensité avec laquelle la pluie frappait le verre avait capté l'attention des rares employés qui étaient déjà dans leurs cubicules et on a aussitôt vu des têtes se lever une après l'autre au-dessus des panneaux insonorisants.
Après quelques minutes de pluie intense, un filet de lumière bleue-blanche s'est formé à l'horizon, à l'endroit même où la noirceur était venue. Petit à petit, les silhouettes des tours à bureaux du centre-ville sont réapparues. Puis les toits plats des maisons et des commerces des environs se sont mis à réfléchir le ciel dans leurs flaques d'eau.
On pouvait entendre les mêmes expressions de la bouche des nouveaux arrivants, qui avaient été coincés par la pluie dans leurs voitures. "Impressionnant", "un déluge", "l'enfer". De haut de mon 10ème étage, je n'avais pas vécu l'orage comme un spectacle dantesque. Simplement comme un rappel contenu de la puissance des éléments. Nous sommes là, assoupis, nous nous réveillons et nous tempêtons, et nous nous calmons. Jusqu'à la prochaine fois. Rien à voir avec les catastrophes vécus sous d'autres latitudes. Seulement une démonstration efficace. Inéluctable et nécessaire.
Une autre journée où on n'aura pas à arroser le jardin me suis-je dit.
.....
Et puis la journée de travail s'est terminée de façon un peu moche. D'abord, c'était la dernière journée d'un mandat qui s'est terminé prématurément pour cause de restrictions budgétaires. À ma sortie, j'attendais l'autobus qui me ramènerait chez moi. La journée étant un jour de congé pour bien des gens, je suppose qu'un service réduit pouvait expliquer l'attente un peu longue. L'autobus s'est finalement pointé, venant de l'ouest. Suivi immédiatement d'un autre autobus, comme c'est souvent le cas sur cette ligne, même lors du service régulier. Ça m'embêtait de quitter ce client. L'endroit était agréable et près de chez moi. J'avais déjà la déprime quand j'ai embarqué dans le véhicule. Je pensais au prochain client, un mandat que je préfèrerais ne pas faire.
En présentant ma carte de transport au chauffeur, j'aperçois sur le tableau de bord un autocollant jaune vif sur lequel on peut lire "Ce véhicule est muni d'un système de freinage". Chouette, j'ai pensé, les ingénieurs ont fait du bon boulot, ils ont vraiment pensé à tout!
Deux arrêts plus loin, au centre commercial, on nous fait tous descendre en nous demandant de prendre un autobus qui était déjà là et qui attendait. Même routine pour l'autre autobus, celui qui suivait le mien. On se retrouve dans un bus bondé, sans vraiment connaître la raison de ces transferts.
Avant de démarrer, notre chauffeur s'applique à expliquer à une jeune fille que la boîte de paiement nouvellement installée sera elle-même éventuellement remplacée par un lecteur de cartes à puce qui détectera automatiquement les cartes des voyageurs. Même à travers les sacs à main! "Ah, ouein?" de s'enquérir la jeune fille, impressionnée comme c'est pas permis. Hochement affirmatif du chauffeur. La jeune fille glousse à nouveau, avec un enthousiasme hors du commun. "J'ai hâte, j'ai vraiment hâte!" s'empresse-t-elle de dire. Le jeune homme qui est assis face à elle ajoute "Je pense que ça va être fabriqué par la compagnie AGS". Whatever.
J'essaie de lire mon livre mais il y a peu de place, tout ce beau monde est bien serré. Je prête une oreille attentive aux conversations. Tout ce que j'arrive à entendre, c'est une fille qui parle du passage d'une personnalité de la scène artistique locale (que je n'arrive pas à identifier) à une émission de télé. "C't'un hostie d'cave, un vrai hostie d'cave j'te dis!" qu'elle répète trois fois. "Y'avais fuck all à dire, un crisse de cave. Y'aurait été aussi ben de pas aller là."
Je constate que l'arrêt suivant est le mien. Pas fâché d'être arrivé.
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